A l'évidence le fait d'avoir été exposé sans cesse à cette musique avait fini par créer en eux une réaction quasi pavlovienne au bruit, réaction qu'eux-même prenaient pour du plaisir. Ayant passé d'innombrables heures de ma vie devant la télévision à observer les malheureux gamins qui dansent sur des musiques de ce genre, je connaissais le spasme physique qu'elles sont censées faire naître chez l'auditeur et je tentai aussitôt d'en esquisser ma propre version -assez retenue- pour amadouer tout à fait les ouvriers. Je dois reconnaître que mon corps se mouvait avec une agilité surprenante. Je dois posséder un sens inné du rythme ; mes ancêtres durent se distinguer lors des gigues sur la lande. Ignorant délibérément les yeux des travailleurs, je me mis à danser en trainant les pieds sous l'un des haut-parleurs. Je me trémoussais en hurlant et en murmurant des insanités : " Ouais, ouais, ouais, chauffe, allez, chauffe ! Vas-y petit ! Visez un peu les amis ! Oui ! Oua-ho ! " Je sus que j'avais reconquis le terrain perdu avec eux quand un certain nombre se mirent à rire en me montrant du doigt. Je ris aussi pour bien leur faire voir que je partageais leur bonne humeur. De casibus virorum illustrium ! De la chute des grands hommes ! Et ma chute se produisit. Littéralement.
John Kennedy Toole, La conjuration des imbéciles