lundi 17 février 2014

Une sorte de lieu épargné :





Une coulée de lumière persistait encore entre les berges obscures du canal lorsqu’il le franchit, scintillante, argentine, teintée de jade, contrastant avec l’inerte lueur des globes électriques qui s’allumaient, égrenés le long des quais, éclaboussant de jaune les troncs écaillés des platanes, stagnant au dessus de l’étourdissant et agressif carrousel de phares, de feux rouges, l’inerte et impuissant conglomérat de voitures enchevêtrées se suivant sans avancer autour des palmiers décoratifs, sous les néons des cinémas et des magasins, comme une stérile, aveugle et incohérente agitation tandis qu’au dessus des toits, à peine distincts dans le ciel s’assombrissant, les vols d’étourneaux étiraient leurs écharpes, tournoyaient, se rassemblaient, se condensaient en soleils charbonneux, puis explosaient aurait-on dit, se déployaient de nouveau en myriades d’infimes et palpitantes particules.
Puis de nouveau le silence, la paix. Comme si au coeur de la vieille ville (avec ses étroites rues maintenant encombrées d’autos, empuanties de gaz, les rez-de-chaussée de ses vieux hôtels éventrés pour faire place à des vitrines illuminées, peuplées de clinquants mannequins, comme les palmiers en quelque sorte factices, importés eux aussi, accordés au clinquant de fausse Riviera, aux clinquants vendeurs ou vendeuses sortis tout habillés de boites de conserves garnies de surplus américains, de vestes de trappeurs ou de fourrures importées de Chicago ou de Hong-kong en même temps que les tentatrices affiches de voyages pour Chicago ou Hong-kong) la maison constituait comme un îlot, une sorte de lieu épargné, préservé dans l’espace et le temps..

Claude Simon, L’acacia, 1989


Duhamel du Monceau                                                                                                                            : + :