vendredi 7 février 2014

Ce qui se lève en vous :

 
Noah Kalina                                                                                                                                           : + :



Rome, le 23 décembre 1903
Mon cher Monsieur Kappus,
Mon salut ne doit pas vous manquer pour le temps de Noël, quand, au milieu de la fête, vous porterez votre solitude plus durement qu'en un autre temps. Si vous sentez qu'alors votre solitude est grande, réjouissez-vous en. Dites-vous bien : que serait une solitude qui ne serait pas une grande solitude ? La solitude est une : elle est par essence grande et lourde à porter. Presque tous connaissent des heures qu'ils échangeraient volontiers contre un commerce quelconque, si banal et si médiocre fût-il, contre l'apparence du moindre accord avec le premier venu, même le plus indigne… Mais peut-être ces heures sont-elles précisément celles où la solitude grandit et sa croissance est douloureuse comme la croissance des enfants, et triste comme l'avant printemps. Une seule chose est nécessaire : la solitude. La grande solitude intérieure. Aller en soi-même, et ne rencontrer durant des heures personne c'est à cela qu'il faut parvenir. Etre seul comme l'enfant est seul quand les grandes personnes vont et viennent, mêlées à des choses qui semblent grandes à l'enfant et importantes du seul fait que les grandes personnes s'en affairent et que l'enfant ne comprend rien à ce qu'elles font.
Le jour où l'on voit que leurs soucis sont misérables, leurs métiers refroidis et sans rapports avec la vie, comment alors ne pas continuer de les regarder, ainsi que fait l'enfant, comme chose étrangère, du fond de son propre monde, de sa grande solitude qui est elle-même travail, rang et métier ? Pourquoi ne pas vouloir échanger le sage ne-pas-comprendre de l'enfant contre lutte et mépris, puisque ne pas comprendre c'est accepter d'être seul, et que lutte et mépris ce sont des façons de prendre part aux choses mêmes que l'on veut ignorer ?
Appliquez, cher Monsieur, vos pensées au monde que vous portez en vous-même, appelez ces pensées comme vous voudrez. Mais qu'il s'agisse du souvenir de votre propre enfance ou du besoin passionné de votre accomplissement, concentrez-vous sur tout ce qui se lève en vous, faites-le passer avant tout ce que vous observez au-dehors. Vos événements intérieurs méritent tout votre amour.


Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète, 1903, traduite de l'allemand par Bernard Grasset
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