Ce n’est pas une affaire d’épaules
ni de biceps
que le fardeau du monde
Ceux qui viennent à le porter
sont souvent les plus frêles
Eux aussi sont sujets à la peur
au doute
au découragement
et en arrivent parfois à maudire
l’Idée ou le Rêve splendides
qui les ont exposés
au feu de la géhenne
Mais s’ils plient
ils ne rompent pas
et quand par malheur fréquent
on les coupe et mutile
ces roseaux humains
savent que leurs corps lardés
par la traîtrise
deviendront autant de flûtes
que des bergers de l’éveil emboucheront
pour capter
et convoyer jusqu’aux étoiles
la symphonie de la résistance
L'irritation
du doute est le seul mobile qui nous fasse lutter pour arriver à la
croyance. Il vaut certainement mieux pour nous que nos croyances soient
telles, qu'elles puissent vraiment diriger nos actions de façon à
satisfaire nos désirs. Cette réflexion nous fera rejeter toute croyance
qui ne nous semblera pas de nature à assurer ce résultat. La lutte
commence avec le doute et finit avec lui. Donc, le seul but de la
recherche est d'établir une opinion. On peut croire que ce n'est pas
assez pour nous, et que nous cherchons non pas seulement une opinion,
mais une opinion vraie. Qu'on soumette cette illusion à l'examen, on
verra qu'elle est sans fondement. Sitôt qu'on atteint une ferme
croyance, qu'elle soit vraie ou fausse, on est entièrement satisfait. Il
est clair que rien hors de la sphère de nos connaissances ne peut être
l'objet de nos investigations, car ce que n'atteint pas notre esprit ne
peut être un motif d'effort intellectuel. Ce qu'on peut tout au plus
soutenir, c'est que nous cherchons une croyance que nous pensons vraie.
Mais nous pensons que chacune de nos croyances est vraie, et le dire est
réellement une pure tautologie.
(...)
Richard Long - Nomad - c1990
Or il existe
des personnes, au nombre desquelles, je dois le croire, se trouve le
lecteur, qui, dès qu'elles verront que l'une de leurs croyances est
déterminée par quelque circonstance en dehors de la réalité, admettront à
l'instant même et non pas seulement des lèvres que cette croyance est
douteuse, mais en douteront réellement, de sorte qu'elle cessera d'être
une croyance.
(...)
Richard Long - fives stones - c1970
Par dessus tout, il faut considérer qu'il y a quelque chose de plus salutaire que toute croyance particulière : c'est l’intégrité de la croyance, et qu'éviter de scruter les bases d'une croyance, par crainte de les trouver vermoulues, est immoral tout autant que désavantageux. Avouer qu'il existe une chose telle que le vrai, distinguée du faux simplement par ce caractère que, si l'on s'appuie sur elle, elle conduira au but que l'on cherche sans nous égarer, avouer cela et, bien qu'en en étant convaincu, ne pas oser connaître la vérité, chercher au contraire à l'éviter, c'est là, certes, une triste situation d'esprit.
(À suivre.)
La logique de la science, Comment se fixe la croyance ?, Charles-Sanders Peirce, 1878, +pdf
Matfré Ermengau - Breviari d’amor et Lettre à sa sœur - 14ème siècle - +
Celui qui n’a jamais voulu se châtrer n’est qu’un chien Moi je dis le mot désespoir J’écris le mot désespoir avec le pâle sourire de celui qui sait Qui est déjà mort Qui vit à côté de lui-même attentif à la vie quotidienne l’âme enterrée déjà Je ne termine plus mes phrases Bientôt plus aucun son ne sortira de ma bouche J’attendrai comme celui assis sur sa valise dans une gare Sans billet Sans raison de partir Sans envie et bientôt curieusement sans douleur comme sous la torture Je n’ai rien dit N’ai rien avoué moi qui pourtant sais tout Maintenant n’écoute que mon sang familier Observe des heures la pulsation régulière à mon poignet Poi-gnet Poi-gnet Poi-gnet Serait-ce cela la mort Ce détachement de soi Cette absence en soi-même Ce calme plat de la non espérance Du non désir aussi avec mon sexe ridicule porté comme une blessure à peine secrète Est-il l’heure Est-il déjà l’heure Les murs m’observent M’entourent Se referment sur moi qui n’aurai bientôt plus de peau Plus de larmes Moi qui ai tant pleuré sur moi Hier encore lorsque je vivais Mais est-ce bien cela vivre cette perpétuelle déchirure il devait bien y avoir autre chose
Que je n’ai pas su voir —
Franck Venaille, Pourquoi tu pleures, dis ? Pourquoi tu pleures ? Parce que le ciel est bleu Parce que le ciel est bleu…, éd. Pierre-Jean Oswald, 1972
L'enjeu de l'éveil, c'était, semblait-il, non la vérité et la connaissance, mais la réalité, le fait de la vivre et de l'affronter. L'éveil ne vous faisait pas pénétrer plus près du noyau des choses, plus près de la vérité. Ce qu'on saisissait, ce qu'on accomplissait ou qu'on subissait dans cette opération, ce n'était que la prise de position du moi vis-à-vis de l'état momentané de ces choses. On ne découvrait pas des lois, mais des décisions, on ne pénétrait pas dans le cœur du monde, mais dans le cœur de sa propre personne. C'était aussi pour cela que ce qu'on connaissait alors
était si peu communicable, si singulièrement rebelle
à la parole et à la formulation. Il semblait qu'exprimer
ces régions de la vie ne fît pas partie des objectifs
du langage. Quand par exception il arrivait qu'on suivît quelque temps votre pensée, c'était que l'homme qui vous comprenait était dans une situation analogue, qu'il souffrait ou s’éveillait comme vous.
Un midi à la fin du printemps
Je fis un rêve comme une photographie.
Je vis Jésus Christ descendre sur terre.
Il arriva par le versant d'une colline
Redevenu enfant,
Il courait et il se roulait dans l'herbe
Il arrachait les fleurs et les jetait
Il riait pour qu'on l'entende au loin
Il avait fui le ciel.
Il était nôtre, tant ! qu'il ne pouvait faire semblant
D'être la deuxième personne de la Trinité.
Au ciel tout était faux, tout était en désaccord
Avec les fleurs, les arbres et les pierres.
Au ciel il lui fallait toujours être sérieux
Et de temps à autre redevenir homme
Et monter sur la croix, et être toujours en train de mourir
Avec une couronne tout entourée d'épines
Et les pieds percés de clous,
Avec même un chiffon autour de la ceinture
Comme les noirs sur les illustrations.
On ne le laissait même pas avoir un père et une mère
Comme les autres enfants.
Son père c'était deux personnes -
Un vieux appelé Joseph, qui était charpentier,
Et qui n'était pas son père;
Et son autre père était une colombe stupide
L'unique colombe laide au monde
Parce qu'elle n'appartenait ni au monde ni n'était colombe.
Et sa mère n'avait pas aimé avant de l'avoir.
Elle n'était pas femme : c'était une valise
Dans laquelle il était venu du ciel.
Et on voulait que lui, qui n'était né que de sa mère,
Et n'avait jamais eu de père à aimer et respecter,
Prêchât la bonté et la justice !
Un jour que Dieu était en train de dormir
Et que le Saint Esprit était en train de voler,
Il s'approcha de la boîte à miracles et en vola trois.
Avec le premier il fit que personne ne sût qu'il avait fui.
Avec le deuxième il se créa éternellement humain et enfant.
Avec le troisième il créa un Christ éternellement sur la croix
Et le laissa cloué sur la croix qui est au ciel
Et sert de modèle aux autres.
Ensuite il s'est enfui vers le Soleil
Et il est descendu par le premier rayon qu'il attrapa.
Aujourd'hui il vit dans mon village avec moi.
C'est un bel enfant joyeux et spontané.
Il essuie son nez à son bras droit,
Il saute sur les flaques d'eau,
Cueille les fleurs, il les aime et il les oublie.
Il jette des pierres aux ânes,
Il vole les fruits dans les vergers
Il s'enfuit devant les chiens en criant.
Et parce qu'il sait qu'elles n'aiment pas ça,
Et que tout le monde trouve ça amusant,
Il court après les filles
Qui vont en bandes par les chemins
Avec des pots de terre sur la tête
Et il fait voler leurs jupes.
A moi il m'a tout appris.
Il m'a appris à regarder les choses.
Il me signale toutes les choses qu'il y a dans les fleurs.
Il me montre comme les pierres sont drôles
Quand on les tient dans la main
Et qu'on les regarde doucement.
(...)
Fernando Pessoa = Alberto Caeiro, Le gardeur de troupeaux, traduction Luciamel, +.
Le peuple ne croit plus à l’origine sainte de la propriété privée,
produite, nous disaient les économistes, - on n’ose plus le répéter
maintenant - par le travail personnel des propriétaires ; il n’ignore
point que le labeur individuel ne crée jamais des millions ajoutés à des
millions, et que cet enrichissement monstrueux est toujours la
conséquence d’un faux état social, attribuant à l’un le produit du
travail de milliers d’autres ; il respectera toujours le pain que le
travailleur a durement gagné, la cabane qu’il a bâtie de ses mains, le
jardin qu’il a planté, mais il perdra certainement le respect des mille
propriétés fictives que représentent les papiers de toutes espèces
contenus dans les banques. Le jour viendra, je n’en doute point, où il
reprendra tranquillement possession de tous les produits du labeur
commun, mines et domaines, usines et châteaux, chemins de fer, navires
et cargaisons. Quand la multitude, cette multitude "vile" par son
ignorance et la lâcheté qui en est la conséquence fatale, aura cessé de
mériter le qualificatif dont on l’insulta, quand elle saura, en toute
certitude que l’accaparement de cet immense avoir repose uniquement sur
une fiction chirographique, sur la foi en des paperasses bleues, l’état
social actuel sera bien menacé !
(...)
Or n’est-ce pas une risée que de voir une société ordonnée dans ce monde
de la civilisation européenne, avec la suite continue de ses drames
intestins, meurtres et suicides, violences et fusillades, dépérissements
et famines, vols, dols et tromperies de toute espèce, faillites,
effondrements et ruines. Qui de nous, en sortant d’ici, ne verra se
dresser à côté de lui les spectres du vice et de la faim ? Dans notre
Europe, il y a cinq millions d’hommes n’attendant qu’un signe pour tuer
d’autres hommes, pour brûler les maisons et les récoltes ; dix autres
millions d’hommes en réserve hors des casernes sont tenus dans la pensée
d’avoir à accomplir la même œuvre de destruction ; cinq millions de
malheureux vivent ou, du moins, végètent dans les prisons, condamnés à
des peines diverses, dix millions meurent par an de morts anticipées, et
sur 370 millions d’hommes, 350, pour ne pas dire tous, frémissent dans
l’inquiétude justifiée du lendemain : malgré l’immensité des richesses
sociales, qui de nous peut affirmer qu’un revirement brusque du sort ne
lui enlèvera pas son avoir ? Ce sont là des faits que nul ne peut
contester, et qui devraient, ce me semble, nous inspirer à tous la ferme
résolution de changer cet état de choses, gros de révolutions
incessantes.
...et quand on lui dit d'une chose qu'elle est comme elle est, il pense
qu'elle pourrait aussi bien être autre. Ainsi pourrait-on définir
simplement le sens du possible comme la
faculté de penser tout ce qui pourrait être « aussi bien », et de ne
pas accorder plus d'importance à ce qui est qu'à ce qui n'est pas. On
voit que les conséquences de cette disposition
créatrice peuvent être remarquables ; malheureusement, il n'est pas
rare qu'elles fassent apparaître faux ce que les hommes admirent et
licite ce qu'ils interdisent, ou indifférents l'un et
l'autre...Ces hommes du possible vivent, comme on dit ici, dans une trame plus
fine, trame de fumée, d’imaginations, de rêveries et de subjonctifs ; quand on découvre des tendances de ce genre chez un
enfant, on s'empresse de les lui faire passer, on lui dit que ces gens
sont des rêveurs, des extravagants, des faibles, d'éternels mécontents
qui savent tout mieux que les autres.
Quand on veut les louer au contraire, on dit de ces fous qu’ils sont des
idéalistes, mais il est clair que l’on ne définit jamais ainsi que leur
variété inférieure, ceux qui ne peuvent saisir le réel ou l’évitent
piteusement, ceux chez qui, par conséquent, le manque de sens du réel est
une véritable déficience. Néanmoins le possible ne comprend pas
seulement les rêves des neurasthéniques, mais aussi les desseins encore
en sommeil de Dieu. Un événement et une vérité possibles ne sont pas
égaux à un événement et à une vérité réels moins la valeur « réalité »,
mais contiennent, selon leurs partisans du moins, quelque chose de très
divin, un feu, une volonté de bâtir, une utopie consciente qui, loin de
redouter la réalité, la traite simplement comme une tâche et une
invention perpétuelles. La terre n’est pas si vieille après tout, et
jamais, semble-t-il, ne fut dans un état aussi intéressant.
Nakishima est une île déserte,
Où les ruines s'accordent aux couleurs de l'automne,
Où les espaces de l'enfance sont rouillés, Multicolores.
Quelque part un grand arbre, un rendez-vous, et les fleurs.
Entrepôts infinis et rêves éternels de transformation,
Bateaux imaginaires qui s'enfoncent dans une mer de ferraille,
Nakishima était aussi un beau terrain de jeu.
Sous un soleil d'hiver, Ayane se souvient.
L'essence du vivant est une mémoire, la préservation physique du passé dans le présent. En se reproduisant les formes de vies relient le passé au présent et enregistrent des messages pour l'avenir. Les bactéries qui aujourd'hui fuient l'oxygène rappellent le monde dénué d'oxygène dans lequel elles ont pris naissance. Les poissons fossiles racontent que des étendues d'eau ouvertes existent sans discontinuer depuis des centaines de millions d'années. Les graines qui ont besoin de températures polaires pour germer évoquent des hivers glacés. L'embryon humain récapitule certaines des anciennes phases de développement des animaux.
(...)
Plus de 99,99 % des espèces apparues sont aujourd'hui éteintes. Mais la pellicule planétaire, avec son armée de cellules, perdure depuis plus de 3 milliards d'années. Son fondement passé, présent et futur c'est le microcosme, des milliers de milliards de microbes en communication et en évolution. Le monde visible constitue une fraction tardive, hyperdéveloppée, du microcosme.
On tombe. On n'est pas seul dans ces limbes d'en bas ;
On sent frissonner ceux qu'on ne distingue pas ;
On ne sait si ce sont des hydres ou des hommes ;
On se sent devenir les larves que nous sommes ;
On entrevoit l'horreur des lieux inaperçus,
Et l'abîme au-dessous, et l'abîme au-dessus.
Puis tout est vide ! On est le grain que le vent sème.
On n'entend pas le cri qu'on a poussé soi-même ;
On sent les profondeurs qui s'emparent de vous ;
Les mains ne peuvent plus atteindre les genoux ;
On lève au ciel les yeux et l'on voit l'ombre horrible.
On est dans l'impalpable, on est dans l'invisible ;
Des souffles par moments passent dans cette nuit.
Puis on ne sent plus rien. — Pas un vent, pas un bruit,
Pas un souffle ; la mort, la nuit ; nulle rencontre ;
Rien, pas même une chute affreuse ne se montre.
Et l'on songe à la vie, au soleil, aux amours,
Et l'on pense toujours, et l'on tombe toujours !
Et le froid du néant lentement vous pénètre !
Vivants ! tomber, tomber, et tomber, sans connaître
Où l'on va, sans savoir où les autres s'en vont !
Une chute sans fin dans une nuit sans fond,
Voilà l'enfer.
Victor Hugo, La Légende des siècles, Dernière série, XX, La Vision de Dante, +.