C'est là qu'on viendra consommer le totem, l'ordure, c'est là qu'on viendra communier, s'enivrer de vin jusqu'à rendre et boire encore, tirer une langue large et molle à la présentation des deux doigts vides de pain à chanter, c'est là qu'on viendra déposer tout le rebut présent et à venir, qu'on viendra non plus déposer l'offrande pour se concilier de bonnes volontés, mais pour participer au banquet, non plus au bas-bout, mais en hôte sourcilleux de l'assiette et du bien-être de chacun, soit même oblation de viande, de récolte et de pièces nobles, le sang caillé, la graisse rance, la queue gâtée du mouton, dans l'idée de créer une association durable entre tout convive et tout maître de maison. La simple commensalité ne suffit certes pas à rendre le geste efficace, il faut que soit consommée l'ordure sortie du profane par la délustration, la désaspertion, l'étuvage, la fenaison, la dessiccation, la fumigation, l'enrichissement, l'inoculation, le mélange, la propagation, la septisation, ou le simple emballage plastique translucide bleu, jaune ou vert selon les espèces, déposé au pied de l'intercesseur alors débâillonné. Un desservant s'empare de l'hommage et le présente aux fidèles qui en attestent la juste corruption, puis se tourne vers le flamine de l'Impasse : l.
Dieu ne nous envoie pas le désespoir pour nous tuer mais pour nous éveiller à une vie nouvelle
„Die Verzweiflung schickt uns Gott nicht, um uns zu töten, er schickt sie uns, um neues Leben in uns zu erwecken.“
Dans la Chine légendaire des “anciens rois", ne l’oublions pas, on reconnaissait à la musique un rôle déterminant dans la vie de l’Etat et de la cour. On identifiait presque la grandeur de la musique avec celle de la culture et de la morale, voire de l’Empire, et les maîtres de musique devaient veiller strictement à ce qu’elle conserve les “anciennes tonalités” et à ce que l’on respectât leur pureté. La musique connaissait-elle un déclin ? C'était un indice certain que le gouvernement et l'Etat étaient sur une mauvaise pente. Et les poètes racontaient des contes terrifiants sur les tonalités interdites, diaboliques et dérobées au ciel, par exemple sur la tonalité Tsing-Chang et Tsing-Tsé, la “musique de la décadence” ; à peine avait-on entonné ces accents au château royal, que le ciel devenait noir, que les murailles tremblaient et s’effondraient, que le trône et l’Empire croulaient.
Hermann Hesse, Le jeu des perles de verre, publié en 1943.
Toutes les soifs physiques et morales je les connais, j’ai l’intuition
de toutes les ivresses ; tout ce qui surexcite ou qui calme a pour moi
des séductions : le café et la poésie, le champagne et l’art, le vin et
le tabac, le miel et le lait, les spectacles, le tumulte et les
lumières, l’ombre, la solitude et l’eau pure. J’aime le travail, les
forts labeurs ; j’aime aussi les loisirs, les molles paresses. Je
pourrais vivre de peu et me trouver riche, consommer énormément et me
trouver pauvre. J’ai regardé par le trou de la serrure dans la vie
privée de l’opulence, je connais ses serres-chaudes et ses salons
somptueux ; et je connais aussi par expérience le froid et la misère.
J’ai eu des indigestions et j’ai eu faim. J’ai mille caprices et pas une
jouissance. Je suis susceptible de commettre parfois ce que l’argot des
civilisés flétrit du nom de vertu, et le plus souvent encore ce qu’il
honore du nom de crime. Je suis l’homme le plus vide de préjugés et le
plus rempli de passions que je connaisse ; assez orgueilleux pour n’être
point vaniteux, et trop fier pour être hypocritement modeste. Je n’ai
qu’un visage, mais ce visage est mobile comme la physionomie de l’onde ;
au moindre souffle, il passe d’une expression à une autre, du calme à
l’orage et de la colère à l’attendrissement. C’est pourquoi,
passionalité multiple, j’espère traiter avec quelque chance de succès de
la société humaine, attendu que, pour en bien traiter, cela dépend
autant de la connaissance qu’on a des passions de soi-même, que de la
connaissance qu’on a des passions des autres.
Joseph Déjacque, L’Humanisphère, utopie anarchique, 1859, ici.
Ayant écouté les hommes disputer sans qu’aucun l’emportât véritablement,
ayant prêté l’oreille aux commentateurs des géomètres qui croyant
saisir des vérités n’y renonçaient l’an d’après qu’avec hargne ou
accusaient leurs adversaires de sacrilège, accrochés qu’ils étaient à
leurs branlantes idoles, mais ayant aussi partagé la table du seul
géomètre véritable mon ami, lequel savait qu’il cherchait aux hommes un
langage, comme le poète s’il veut dire son amour, et qui fut simple pour
les pierres dans le même temps que pour les étoiles, et lequel savait
parfaitement qu’il aurait d’année en année à changer de langage car
c’est la marque de l’ascension. Ayant bien découvert qu’il n’est rien
qui soit faux pour la simple raison qu’il n’est rien qui soit vrai (et
qu’est vrai tout ce qui devient comme est vrai l’arbre), ayant écouté
avec patience dans le silence de mon amour les balbutiements, les cris
de colère, les rires et les plaintes de mon peuple. Ayant dans ma
jeunesse, quand on résistait aux arguments par lesquels je cherchais non
à bâtir mais à habiller ma pensée, abandonné la lutte faute de langage
efficace contre un avocat meilleur que moi, mais sans jamais renoncer à
ma permanence, sachant que ce qu’il me démontrait, c’était simplement
que je m’exprimais mal et usant plus tard d’armes plus fortes, car il en
est indéfiniment, comme d’une source, s’il est en toi caution
véritable. Ayant une fois renoncé à entendre le sens incohérent des
paroles confuses des hommes, me parut plus fertile que tout simplement
ils essayassent de m’entendre, préférant simplement me laisser épanouir
comme l’arbre à partir de sa graine jusqu’à l’achèvement des racines, du
tronc et des branches, car alors il n’est plus à discuter puisque
l’arbre est — et il n’est plus non plus à choisir entre cet arbre-là et
un autre puisque seul il accorde un feuillage assez vaste pour abriter.
La terre nous en apprend plus long sur nous que les livres. Parce
qu'elle nous résiste. L'homme se découvre quand il se mesure avec
l'obstacle. Mais, pour l'atteindre, il lui faut un outil. Il lui faut un
rabot, ou une charrue. Le paysan, dans son labour, arrache peu à peu
quelques secrets à la nature, et la vérité qu'il dégage est universelle.
De même l'avion, l'outil des lignes aériennes, mêle l’homme à tous les
vieux problèmes.
J’ai toujours, devant les yeux, l'image de ma première nuit de
vol en Argentine, une nuit sombre où scintillaient seules, comme des
étoiles, les rares lumières éparses dans la plaine.
Chacune signalait, dans cet océan de ténèbres, le miracle d'une
conscience. Dans ce foyer, on lisait, on réfléchissait, on poursuivait
des confidences. Dans cet autre, peut-être, on cherchait à sonder
l’espace, on s'usait en calculs sur la nébuleuse d’Andromède. Là on
aimait. De loin en loin luisaient ces feux dans la campagne qui
réclamaient leur nourriture. Jusqu'aux plus discrets, celui du poète, de
l'instituteur, du charpentier. Mais parmi ces étoiles vivantes, combien
de fenêtres fermées, combien d'étoiles éteintes, combien d'hommes
endormis…
Il faut bien tenter de se rejoindre. Il faut bien essayer de
communiquer avec quelques-uns de ces feux qui brûlent de loin en loin
dans la campagne
... la petite roue dentée nous permet de modifier la qualité, en 480, c'est toujours çà !
le verre invente les vents
qui plissent la vue vers l'envers
vers
l'ailleurs
comme la chaleur
et la vapeur
je rebondis aux sauts
et joue aux dés
décimales
je prépare la venue de peux
et de près
et pour voir
je devine mes inventions
je colle chaque couleur
en
me demandant si je suis le seul à le faire
l'horizon vibre de
verticals
je reste fidèle à mes besoins
et prend un grand verre
d'eau
le verre qui invente les vents
Je viens de dire que la réalité d'un ensemble observable qui serait désigné par le terme " vie quotidienne " risque de demeurer hypothétique pour beaucoup de gens. En effet, depuis que ce groupe de recherche s'est constitué, le trait le plus frappant n'est évidemment pas qu'il n'ait encore rien trouvé, c'est que la contestation de l'existence même de la vie quotidienne s'y soit fait entendre dès le premier moment ; et n'ait cessé de s'y renforcer de séance en séance. La majorité des interventions que l'on a pu écouter jusqu'ici dans cette discussion émanait de personnes qui ne sont aucunement convaincues que la vie quotidienne existe, car elles ne l'ont rencontrés nulle part. Un groupe de recherche sur la vie quotidienne, animé de cet esprit, est en tous points comparable à un groupe parti à la recherche du Yéti, et dont l'enquête pourrait aussi bien aboutir à la conclusion qu'il s'agissait d'une plaisanterie folklorique.
Youri Gagarine rencontre Fidel castro
(...)
La pauvreté extrême de l'organisation consciente, de la créativité des gens, dans la vie quotidienne, traduit la nécessité fondamentale de l'inconscience et de la mystification dans une société exploiteuse, dans une société de l'aliénation.
Robert McGinnis
(...)
Je crois que l'on peut aller jusqu'à qualifier ce niveau de la vie quotidienne de secteur colonisé.
Woman with seven turtles - Atrthur Tress - 1975
(...)
Il faut donc croire que la censure que les gens exercent sur la question de leur propre vie quotidienne s'explique par la conscience de son insoutenable misère, en même temps que par la sensation, peut-être inavouée mais inévitablement éprouvée un jour ou l'autre, que toutes les vraies possibilités, tous les désirs qui ont été empêchés par le fonctionnement de la vie sociale, résidaient là, et nullement dans des activités ou distractions spécialisées. C'est-à-dire que la connaissance de la richesse profonde, de l'énergie abandonnée dans la vie quotidienne, est inséparable de la connaissance de la misère de l'organisation dominante de cette vie : seule l'existence perceptible de cette richesse inexploitée conduit à définir par contraste la vie quotidienne comme misère et comme prison ; puis, d'un même mouvement, à nier le problème.
Anton Nieuwenhuys - Aquarelle -
Le réalisme, c'est la négation
de la réalité
qui nie le bonheur sur terre
nie l'art
pas de bon tableau sans gros
plaisir
la civilisation admet le beau
pour excuser le laid
le meilleur tableau est celui
que la raison ne peut admettre
l'imagination est le moyen pour
connaître la réalité.
(...)
De même qu'autrefois la bourgeoisie, dans sa phase ascendante, a dû mener une liquidation impitoyable de tout ce qui surpassait la vie terrestre (le ciel, l'éternité) ; de même le prolétariat révolutionnaire - qui ne peut jamais, sans cesser d'exister comme tel, se reconnaître un passé ou des modèles - devra renoncer à tout ce qui surpasse la vie quotidienne. Ou plutôt prétend la surpasser : le spectacle, le geste ou le mot " historique", la " grandeur " des dirigeants, le mystère des spécialisations, l' " immortalité" de l'art et son importance extérieure à la vie. Ce qui revient à dire : renoncer à tous les sous-produits de l'éternité qui ont survécu comme armes du monde des dirigeants.
La transformation révolutionnaire de la vie quotidienne, qui n'est pas réservée à un vague avenir mais placée immédiatement devant nous par le développement du capitalisme et ses insupportables exigences, l'autre terme de l'alternative étant le renforcement de l'esclavage moderne ; cette transformation marquera la fin de toute expression artistique unilatérale et stockée sous forme de marchandises en même temps que la fin de toute politique spécialisée.
PERSPECTIVES DE MODIFICATIONS CONSCIENTES DANS LA VIE QUOTIDIENNE
Revue "internationale situationniste", n°6, Août 1961, pages 20 à 27.
Cet exposé a été fait, par un magnétophone, le 17 mai 1961 du Groupe de Recherche sur la vie quotidienne, réuni par H. Lefebvre dans le Centre d'études sociologiques du C.N.R.S
Je crois qu’on n’arrive à bien parler que quand on a renoncé à la vie
pendant un certain temps. C’est presque le prix. Parler c’est presque
une résurrection par rapport à la vie, en ce sens que quand on parle
c’est une autre vie que quand on ne parle pas. Pour vivre en parlant,
il faut avoir passé par la mort de la vie sans parler.
C’est le mouvement de la vie qui est qu’on est dans la vie
quotidienne, et puis on s’en élève vers une vie supérieure, la vie
avec la pensée. Mais cette vie avec la pensée suppose qu’on a tué la
vie trop quotidienne. Il a fallu qu’on introduise le corps. Leibniz a
introduit les vérités contingentes à côté des vérités nécessaires.
C’est la vie quotidienne. Voilà ce qui s’est développé dans la
philosophie allemande : on pense dans la vie, avec les servitudes de
la vie, les erreurs de la vie, et puis il faut se débrouiller avec ça.
Quand vous avez vingt ans, vous ne savez pas ce que vous aimez. Vous
savez des bribes. Vous attrapez, par exemple, votre expérience, vous
dites : j’aime ceci. C’est souvent mélangé. Mais pour arriver à vous
constituer entièrement avec simplement ce que vous aimez, il faut la
maturité. C’est-à-dire, il faut la recherche. C’est ça la vérité de la
vie. C’est pourquoi l’amour est une solution, mais à la condition
qu’il soit vrai.
Vous le voyez, mesdames, messieurs, de cet examen méthodique des trois points en présence, il résulte que, sans aucun doute, le danger existe et même est imminent, mais non pas aussi désolant, aussi considérable, aussi absolu qu’on le proclame. Je dirai même plus. Cette curieuse occurrence astronomique, qui fait battre tant de cœurs et travailler tant de têtes, change à peine aux yeux du philosophe la face habituelle des choses. Chacun de nous est assuré de mourir un jour, et cette certitude ne nous empêche guère de vivre tranquillement. Comment se fait-il que la menace d’une mort un peu plus prompte trouble tous les esprits ? Est-ce le désagrément de mourir tous ensemble ? Ce devrait être plutôt une consolation pour l’égoïsme humain. Non. C’est de voir notre vie raccourcie de quelques jours pour les uns, de quelques années pour les autres, par un cataclysme stupéfiant. La vie est courte, et chacun tient à ne pas la voir diminuée d’un iota, il semble même, d’après tout ce qu’on entend, que chacun préférerait voir le monde entier crouler et rester seul vivant, plutôt que de mourir seul et de savoir le reste survivant. C’est de l’égoïsme pur. Mais, messieurs, je persiste à croire qu’il n’y aura là qu’une catastrophe partielle, qui sera du plus haut intérêt scientifique et qui laissera après elle des historiens pour la raconter. Il y aura choc, rencontre, accident local, mais rien de plus sans doute. Ce sera l’histoire d’un tremblement de terre, d’une éruption volcanique ou d’un cyclone.
Camille Flammarion, La fin du monde, 1894, ici ou là.
Comment nommer ce mode d’existence que l’on manquerait tout à fait si l’on faisait l’erreur de le limiter aux objets laissés dans son sillage sans en reproduire le mouvement si particulier ? Je l’appellerai tout simplement le pliage technique. Ce terme nous évitera la bévue de parler de la technique de façon irrévérencieuse comme d’une masse d’objets. La technique, c’est toujours « pli sur pli », implication, complication, explication. Il y aura pliage technique à chaque fois que l’on pourra mettre en évidence cette transcendance de deuxième niveau qui vient interrompre, courber, détourner, détourer les autres modes d’existence en introduisant ainsi, par une astuce, un différentiel de matériau, de résistance, quel que soit par ailleurs le type de matériau. On pourra parler de pliage technique pour le montage si délicat d’habitudes musculaires qui font de nous, par apprentissage, des êtres compétents doués aussi bien que pour parler de la fonte en fusion qui sort des hauts fourneaux de Mittal, ou encore pour désigner la distinction entre un logiciel et son compilateur, ou enfin pour célébrer la "technique" juridique qui permet de relier un texte un peu plus durable avec un dossier qui le sera moins. Là ou est le différentiel de résistance, là aussi est la technique. C’est d’ailleurs cette ubiquité qui explique probablement son opacité : elle est partout, dans toutes les chaînes et réseaux, chaque fois qu’il y a ce détour, ce pliage, ce gradient et ce maintien des assemblages hétérogènes. De même que la technique se plie dans les êtres de la reproduction et de la métamorphose, tous les autres modes vont se loger, se lover, s’abriter, s’appuyer dans les dispositifs que l’astuce technique va laisser derrière elle – en disparaissant modestement.
On dira qu’en parlant du mode d’existence technique, j’ai omis de prendre en compte ce qui devrait sauter le plus aux yeux : les techniciens, les ingénieurs, les humains qui la fabriquent. Or c’est volontairement que j’ai parlé des techniques et peu des humains auxquels elles sont advenues. Je ne voulais pas qu’on se précipite pour partir des humains en allant ensuite vers leurs objets.
Sur ce point de préséance, nous bénéficions d'ailleurs du témoignage de la paléontologie : sans ces techniques invisibles et opaques, ce sont les humains qui seraient demeurés invisibles sur la surface de la terre ; la trace de leurs pas eût été plus discrète encore que celle des éléphants ou des chimpanzés – sans parler des vers de terre. Disons, au contraire, qu’il est arrivé quelque chose à ceux qui ont avivé le contraste de la technique. Tout se passe comme si les humains avaient été instaurés par les techniques (Sloterdijk, 2005). L’humanité, c’est le choc en retour des techniques. Homo fabricatus : nous sommes bien les fils de nos œuvres.
Un tournant performatif ? Retour sur ce que « font » les mots et les choses, PRENDRE LE PLI DES TECHNIQUES, Bruno LATOUR, ici.
Bien des années plus tard, face au peloton d'exécution, le colonel Aureliano Buendia devait se rappeler ce lointain après-midi au cours duquel son père l'emmena faire connaissance avec la glace. Macondo était alors un village d'une vingtaine de maisons en glaise et en roseaux, construites au bord d'une rivière dont les eaux diaphanes roulaient sur un lit de pierres polies, blanches, énormes comme des oeufs préhistoriques. Le monde était si récent que beaucoup de choses n'avaient pas encore de nom pour les mentionner, il fallait les montrer du doigt. Tous les ans, au moins de mars, une famille de gitans déguenillés plantait sa tente près du village et, dans un grand tintamarre de fifres et de tambourins, faisait part des nouvelles inventions. Ils commencèrent par apporter l'aimant. Un gros gitan à la barbe broussailleuse et aux mains de moineau, qui répondait au nom de Melquiades, fit en public une truculente démonstration de ce que lui-même appelait la huitième merveille des savants alchimistes de Macédoine. Il passa de maison en maison, traînant après lui deux lingots de métal, et tout le monde fut saisi de terreur à voir les chaudrons, les poêles, les tenailles et les chaufferettes tomber tout seuls de la place où ils étaient, le bois craquer à cause des clous et des vis qui essayaient désespérément de s'en arracher, et même les objets perdus depuis longtemps apparaissaient là où on les avait le plus cherchés, et se traînaient en débandade turbulente derrière les fers magiques de Melquiades. "Les choses ont une vie bien à elles, clamait le gitan avec un accent guttural ; il faut réveiller leur âme, toute la question est là." José Arcadio Buendia, dont l'imagination audacieuse allait toujours plus loin que le génie même de la Nature, quand ce n'était pas plus loin que les miracles et la magie, pensa qu'il était possible de se servir de cette invention inutile pour extraire l'or des entrailles de la terre. Melquiades, qui était un homme honnête, le mit en garde : "Ca ne sert pas à ça." Mais José Arcadio Buendia, en ce temps-là, ne croyait pas à l'honnêteté des gitans, et il troqua son mulet et un troupeau de chèvres contre les deux lingots aimantés. Ursula Iguaran, sa femme, qui comptait sur ces animaux pour agrandir le patrimoine domestique en régression, ne parvint pas à l'en dissuader. "Très vite on aura plus d'or qu'il n'en faut pour paver toute la maison", retorqua son mari. Pendant plusieurs mois, il s'obstina à vouloir démontrer le bien-fondé de ses prévisions. Il fouilla la région pied à pied, sans oublier le fond de la rivière, traînant les deux lingots de fer et récitant à haute voix les formules qu'avait employées Melquiades. La seule chose qu'il réussit à déterrer, ce fut une armure du XVè siècle dont tous les éléments étaient soudés par une carapace de rouille et qui sonnait le creux comme une énorme calebasse pleine de cailloux. Quand José Arcadio Buendia et les quatres hommes de son expédition parvinrent à désarticuler l'armure, ils trouvèrent à l'intérieur un squelette calcifié qui portait à son cou un médaillon en cuivre contenant une mèche de cheveux de femme.
(...)
Vous avez du rêver. (...) Rien ne s'est passé à Macondo, rien ne s'y est jamais passé, et rien ne s'y passera jamais.
C’est le philosophe Felix Adler — surtout connu pour avoir fondé et
présidé, au début du XXe siècle, le National Child Labor Committee —
qui, le premier, a porté cette revendication. Selon lui, l’exploitation
des travailleurs, jeunes et vieux, génère d’immenses fortunes privées
qui exercent une « influence corruptrice »
sur la vie politique américaine. Pour limiter celle-ci, il propose de
mettre en œuvre une fiscalité très fortement progressive pouvant
atteindre, au-delà d’un certain seuil, 100 % d’imposition. Ce taux laisserait à l’individu « tout ce qui peut vraiment servir à l’accomplissement d’une vie humaine » et lui arracherait « ce qui est destiné à l’apparat, à la fierté, au pouvoir ».
(...)
Le but ultime ? Un vrai salaire maximum,
indexé sur le salaire minimum, qui prendrait la forme d’une fiscalité
fortement progressive, ainsi qu’Adler l’a proposé il y a un siècle. Le
maximum serait défini comme un multiple du minimum et tout revenu
supérieur à dix ou vingt-cinq fois ce minimum serait frappé d’un impôt
de 100 %. Cette disposition encouragerait et
nourrirait presque immédiatement une forme d’économie solidaire : pour
la première fois, les plus riches auraient un intérêt personnel et
direct au bien-être des moins riches.
Tableau circulaire des nombres de météores observés par groupes de cinq jours entre les années 960-1275
M. Herrick, qui a fait de nombreuses observations d’étoiles filantes à
New-Haven, dans le Connecticut, fixe la moyenne des étoiles, pour un
temps ordinaire et pour quatre observateurs dont chacun circonscrit
toute son attention sur un quart du ciel, à 30 étoiles par heure. Il a
cherché à déterminer combien de personnes devront réunir leurs efforts
simultanés en chaque point du globe pour être assurées de ne laisser
passer aucune étoile filante sans qu’on l’ait remarquée. Le nombre lui a
paru être de 9. Il a essayé aussi d’apprécier le nombre moyen d’étoiles
filantes qu’on voit chaque vingt-quatre heures, en laissant de côté les
averses d’août et de novembre. Suivant lui, environ trois millions de
ces météores pénètrent journellement dans l’atmosphère terrestre. M.
Coulvier-Gravier donne le nombre 6 pour représenter la moyenne générale
horaire des étoiles filantes que peuvent voir par heure, sous le ciel de
Paris, deux observateurs, ce qui fait 53 000 environ par an.
François Arago, Astronomie populaire, GIDE et J. BAUDRY, Première édition, 1857 (Tome 4, pp. 285-315), ici.
de l’habitude et des contenances
du docteur faustroll
Le docteur Faustroll naquit en Circassie, en 1898 (le xxe siècle avait (-2) ans), et à l’âge de soixante-trois ans.
A cet âge-là, lequel il conserva toute sa vie, le docteur Faustroll
était un homme de taille moyenne, soit, pour être exactement véridique,
de (8 × 1010 + 109 + 4 × 108 + 5 × 106) diamètres
d’atomes ; de peau jaune d’or, au visage glabre, sauf des moustaches
vert de mer, telles que les portait le roi Saleh ; les cheveux
alternativement, poil par poil, blond cendré et très noir, ambiguïté
auburnienne changeante avec l’heure du soleil ; les yeux, deux capsules
de simple encre à écrire, préparée comme l’eau-de-vie de Dantzick, avec
des spermatozoïdes d’or dedans.
Il était imberbe, sauf ses moustaches, par l’emploi bien
entendu des microbes de la calvitie, saturant sa peau des aines aux
paupières, et qui lui rongeaient tous les bulbes, sans que Faustroll eût
à craindre la chute de sa chevelure ni de ses cils, car ils ne
s’attaquent qu’aux cheveux jeunes. Des aines aux pieds par contraste, il
s’engaînait dans un satyrique pelage noir, car il était un homme plus
qu’il n’est de bienséance.
Ce matin-là, il prit son sponge-bath quotidien, qui fut
d’un papier peint en deux tons par Maurice Denis, des trains rampant le
long de spirales ; dès longtemps il avait substitué à l’eau une
tapisserie de saison, de mode ou de son caprice.
Pour ne point choquer le peuple, il se vêtit, par-dessus cette
tenture, d’une chemise en toile de quartz, d’un pantalon large, serré à
la cheville, de velours noir mat ; de bottines minuscules et grises, la
poussière y étant maintenue,non
sans grands frais, en couche égale, depuis des mois, sauf les geysers
secs des fourmilions ; d’un gilet de soie jaune d’or, de la couleur
exacte de son teint, sans plus de boutons qu’un maillot, deux rubis
fermant deux goussets, très haut ; et d’une grande pelisse de renard
bleu.
Il empila sur son index droit des bagues, émeraudes et topazes,
jusqu’à l’ongle, le seul de ses dix qu’il ne rongeât point, et arrêta
la file d’anneaux par une goupille perfectionnée, en molybdène, vissée
dans l’os de phalangette, à travers l’ongle.
En guise de cravate, il se passa au cou le grand cordon de la
Grande-Gidouille, ordre inventé par lui et breveté, afin qu’il ne fût
galvaudé.
Il se pendit par ce cordon à une potence disposée à cet effet,
hésitant quelques quarts d’heure entre les deux maquillages
suffocatoires dits pendu blanc et pendu bleu.
Et, s’étant décroché, il se coiffa d’un casque colonial.
(...)
(...)
XXII
de la grande eglise de muflefiguière
A Laurent Tailhade.
Nous entendions déjà les cloches, comme de tous les carillons du Brabant, d’ébène, d’érable, de
chêne, d’acajou, de corme et de peuple de l’île Sonnante, quand je me
reconnus entre deux murs noirs, sous une voûte, puis parmi
l’éblouissement d’une verrière continue. Le docteur, sans daigner me
prévenir, des cordes de soie de sa barre avait décoché l’as au milieu du
grand portail de l’église cathédrale de Muflefiguière. Sur les dalles
de la nef, à laquelle la nôtre fut symétrique, mes avirons grincèrent
comme la toux, préface d’attention, des pieds de chaises que l’on remue.
Le prêtre Jean montait en chaire.
La terrifique forme guerrière et sacerdotale fulgura sur
l’assemblée. Des mailles d’aubergeon alternées de rubis balais et de
diamants noirs, tissaient sa chasuble. En guise de patenôtres,
brimballaient sur sa hanche droite une guiterne en bois d’olivier, sur
la gauche, sa grande épée à deux mains, entée pour garde d’un croissant
d’or, dans son fourreau de peau de céraste.
Son sermon fut rhétorique et bien latin, attique et asiatique
tout ensemble ; mais je ne comprenais point pourquoi il était
retentissant des solerets aux gantelets, ni les périodes ordonnées comme
les reprises d’une passe d’armes.
Tout à coup, d’un fauconneau qui était lié sur une dalle en
contre-bas, à quatre chaînes de fer, jaillit un boulet de bronze, dont
le chargementeffondra
la tempe droite de l’orateur, partageant l’armet jusqu’à la tonsure,
dénudant le nerf optique et le cerveau quant au lobe droit, sans
émouvoir la forteresse de l’entendement.
(...)
(...)
Donc, Postulat :
Jusqu’à plus ample informé et pour notre commodité provisoire, nous supposons Dieu dans un plan et sous la figure symbolique de trois droites égales, de longueur a,
issues d’un même point et faisant entre elles des angles de 120 degrés.
C’est de l’espace compris entre elles, ou du triangle obtenu en
joignant les trois points les plus éloignés de ces droites, que nous
nous proposons de calculer la surface.
Soit x la médiane prolongement d’une des Personnes a, 2y le côté du triangle auquel elle est perpendiculaire, N et P les prolongements de la droite (a + x) dans les deux sens à l’infini.
Nous avons :
x = ∞ − N − a − P.
Or
N = ∞ − 0.
et
P = 0.
D’où
x = ∞ − (∞ − 0) − a − 0 = ∞ − ∞ + 0 − a − 0. x = − a.
D’autre part, le triangle rectangle dont les côtés sont a, x et y nous donne
a2 = x2 + y2.
Il vient, en substituant à x sa valeur (−a)
a2 = (− a2) + y2 = a2 + y2.
D’où
y2 = a2 − a2 = 0
et
.
Donc la surface du triangle équilatéral qui a pour bissectrices de ses angles les trois droites a sera
.
.
Corollaire. — À première vue du radical , nous pouvons affirmer que la surface calculée est une ligne au plus ; en second lieu, si nous construisons la figure selon les valeurs obtenues pour x et y, nous constatons :
Que la droite 2y, que nous savons maintenant être , a son point d’intersection sur une des droites a en sens inverse de notre première hypothèse, puisque x = − a ; et que la base de notre triangle coïncide avec son sommet ;
Que les deux droites a font avec la première des angles plus petits au moins que 60°, et bien plus ne peuvent rencontrer qu’en coïncidant avec la première droite a.
Ce qui est conforme au dogme de l’équivalence des trois Personnes entre elles et à leur somme.
Nous pouvons dire que a est une droite qui joint 0 à ∞, et définir Dieu :
Définition. — Dieu est le plus court chemin de zéro à l’infini.
Dans quel sens ? dira-t-on.
— Nous répondrons que Son prénom n’est pas Jules, mais Plus-et-Moins. Et l’on doit dire :
± Dieu est le plus court chemin de 0 à ∞, dans un sens ou dans l’autre.
Ce qui est conforme à la croyance aux deux principes ; mais il est
plus exact d’attribuer le signe + à celui de la croyance du sujet.
Mais Dieu étant inétendu n’est pas une ligne.
— Remarquons en effet que, d’après l’identité
∞ − 0 − a + a + 0 = ∞
la longueur a est nulle, a n’est pas une ligne, mais un point.
Donc, définitivement :
dieu est le point tangent de zéro et de l’infini.
La Pataphysique est la science...
Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien, Alfred jarry, 1911, ici et là en pdf.
Dans le domaine musical, la méthode de classification par compression
produit aussi des résultats inespérés. Partant de morceaux de musiques
codés dans le format MIDI (Musical Instrumental Digital Interface ),
les chercheurs ont constitué des fichiers normalisés de 36 morceaux de
musique. La normalisation consiste pour chaque morceau à produire une
version pour piano, qui elle-même détermine un fichier de données (une
suite de nombres codés sur huit chiffres binaires). Sans cette
normalisation, qui est une pure extraction d’informations, rien ne
fonctionnerait ; il n’y a donc pas d’espoir d’obtenir de bons résultats
de classification avec les compresseurs
MP3
(qui d’ailleurs sont des compresseurs avec pertes, ce que la méthode
interdit). Les fichiers numériques élaborés à partir de morceaux
musicaux sont confiés à la méthode automatique de classification par
compression, ce qui conduit à des arbres. Ceux-ci sont conformes à ce
que chacun obtiendrait en classant les morceaux en fonction de leurs
ressemblances musicales.
Classer musiques, langues, images, textes et génomes, Interstices.info, ici.
Epurer les régions de parole :
L’emploi de méthodes automatiques
de sélection se justifie par le fait que la notion de pertinence est
très complexe et ne peut être jugée indépendamment sur chaque
descripteur. Alors que la plupart des auteurs comparent directement les
performances du classifieur sur chaque groupe de descripteurs,
l’automatisation du processus nous permet d’introduire une large
collection de descripteurs, dont la plupart sont populaires dans la
littérature pour leurs propriétés discriminantes entre parole et
musique.
(...)
Nous avons également mentionné le problème
des classes mixtes, qui reste la source d’erreur principale sur la tâche
de classification audio. Nous avons entrepris des recherches pour le
développement d’un nouveau descripteur basé sur la détection du pitch
prédominant afin d’estimer la puissance du spectre résiduel (après
soustraction des partiels du pitch). Ainsi on détecte sur les zones de
parole visée dominant la présence d’une autre source acoustique.
Néanmoins, cette approche est très coûteuse et ne se révèle efficace que
dans les cas où la musique en fond est limitée en fréquences. En effet,
si celle-ci s’étale sur un spectre plus large que la parole, on détecte
facilement sa présence par l’estimation de la puissance sur les bandes
de hautes fréquences. De plus, la définition de la classe de parole sur
fond musical reste très hétérogène dans les corpus disponibles puisque
les rapports signaux à bruit des deux sources ne sont pas considérés.
Ainsi on réunit des exemples où la musique est prédominante à des
exemples où elle est quasiment inaudible. Un contrôle rigoureux de ce
paramètre apporterait une clarification nécessaire sur le problème
étudié. Enfin, outre le fond musical, le bruit de fond constitue
également une source de confusion significative dans l’identification de
la parole. La réduction de bruit est un domaine à part entière du
traitement de la parole, et son application préalable sur les signaux
audio pourrait épurer les régions de parole. Ainsi, l’apprentissage et
le test s’appuieraient sur des classes mieux définies, et donc plus
clairement identifiables.
Thèse présentée pour obtenir le grade de docteur de l’Ecole Télécom ParisTech
Spécialité : Signal et Images
Mathieu RAMONA
Classification automatique de flux radiophoniques par Machines à Vecteurs de Support
De fait l’œuvre d’art défait non seulement les classifications, que sans en éprouver aucune peine, elle déçoit, mais elle dissout aussi le temps, entendu comme temps historique, c’est-à-dire comme succession d’événements. Aborder ainsi l’œuvre comme un catalogue n’est pas seulement un erreur grossière : c’est un déni de l’œuvre en tant qu’elle est à la fois mouvante et vivante, du moins dynamique et, par là, jamais réellement ni terminée, ni commencée.
Lorsqu’on lui demande d’ailleurs s’il a conscience de son œuvre se bâtir, Pascal Quignard est clair : il ne peut répondre à cette question ; œuvre, opus, ouvrage, ça ne colle pas ; plutôt un chaos.
Quelle peut-être par conséquent notre tâche ? «Lisant un livre, que sommes-nous ?»
Assurément, il serait là aussi erroné d’envisager pouvoir tirer ou mieux extraire de telle ou telle œuvre un sens (nous n’aurions pas cette faiblesse-là), et encore moins une structure. Tout au plus peut-on espérer désigner des couloirs de progression, des cheminements voire des agencements, ouvrir des fenêtres sur des espaces de lecture au sein desquels, peut-être, pourrait clignoter ou respirer une parole.
Il s’agit de dire, c’est-à-dire se mettre soi-même à l’écoute du texte, se mettre à sa hauteur et bien vouloir «travailler» avec lui, travail long et difficile, et dans le mouvement duquel, qu’on peut aisément nommer friction, peut résonner un échange. Dire, se mettre à l’écoute du texte, je sens bien que ces mots sont aussi trop faibles, et si peu concernés. Ne vaudrait-il pas mieux l’exprimer ainsi : il s’agit d’écrire, c’est-à-dire lire le texte ? Il me semble qu’ainsi c’est déjà mieux.
Aussi quelle différence immense dans les résultats obtenus ! Dans tous
les siècles précédens réunis ensemble, quelques idées admirables, mais
incomplètes, sans bases positives, sans preuves, sans
autres partisans que leur auteur, sans adversaires même qui les
repoussent. Au contraire, la théorie de l’unité de composition organique
et le principe des inégalités de développement fondés enfin sur des
bases certaines ; la loi du développement centripète presque aussitôt
démontrée que découverte ;
ces vérités fondamentales et plusieurs autres encore, ouvrant, à peine
établies dans la science, autant de voies diverses vers la découverte
d’une multitude de faits nouveaux ; la série des espèces animales, celle
des âges et des divers états du fœtus, celle des états anormaux et même
aussi des états pathologiques de l’organisation, ramenées à des lois
analogues ou identiques, et par-là l’unité fondamentale de la zoologie,
jusque-là simple vue théorique, élevée au rang d’une vérité positive :
tel est le spectacle qu’offre à nos méditations le quart de siècle qui
vient de s’écouler !
Considérations historiques sur les sciences naturelles - la zoologie, Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, Revue des Deux Mondes T. 10 1837