Konstantin Kalynovych - : + : |
(...)Sous les coups de Vénus, qu’ils viennent d’une femme
Dont tout le corps projette une amoureuse flamme,
Ou bien de quelque éphèbe aux membres féminins,
Où donc, pour ces amants, est la volupté pleine ! Vers l’auteur de son mal le vaincu tend les mains,
Pour étreindre le fruit dont la soif le pénètre,
Pour verser en ce corps l’essence de son être,
Tout ce que le désir pressent de volupté.
Voilà cette Vénus, cet amour si vanté,
La source du poison dont le cœur boit les charmes,
Première goutte, hélas ! d’un océan de larmes !
L’absence même assiège et caresse nos sens
Dune image et d’un nom toujours chers et présents.
Ah ! fuis, chasse bien loin ces fantômes, amorces
De l’amour. Tourne ailleurs ta pensée et tes forces.
Épanche, s’il le faut, le trop plein du désir ;
Mais, en un vase unique enfermer le plaisir,
Fixer la passion, c’est se forger des chaînes,
Se condamner au joug d’inévitables peines ;
C’est aviver l’ulcère en l’abreuvant d’amour ;
L’ulcère invétéré gagne, et, de jour en jour,
S’aggrave le délire et grandit le ravage,
Si les traits vagabonds de la Vénus volage
N’effacent l’ancien mal, qu’un mal nouveau guérit.
Et vers un autre objet ne détournent l’esprit.
Pour éviter l’amour, perd-on la jouissance ?
Non pas ; sans l’amertume on savoure l’essence.
Qu’il est pur le plaisir des cœurs sans passion !
Ah ! malheureux ! Au seuil de la possession,
On voit sur leur trésor leurs ardeurs se suspendre :
Les mains et les regards ne savent où se prendre,
Et l’âpre embrassement va jusqu’à la douleur ;
Le baiser mord, la dent froisse la lèvre en fleur.
Quel aiguillon secret les pique et les déchaîne
Sur l’objet, quel qu’il soit, d’où jaillirent pour eux
Les germes enivrants du désir amoureux !
Vénus vient, je le sais, amortir la blessure
Et mêler doucement un baume à la morsure.
Ils espèrent noyer leur flamme dans le feu,
L’éteindre dans le corps qui l’allume ; à leur vœu,
Par malheur, la Nature ouvertement s’oppose.
L’amour nourrit l’amour ; il est l’unique chose
Dont la possession aiguise le désir.
Et quand Vénus, troublant d’un frisson précurseur
Deux êtres enivrés de leur jeunesse en fleur,
Pour le champ féminin prépare la charrue,
Le couple entrelacé dans l’étreinte se rue,
Et souffles bouche à bouche et salives et dents
Se mêlent confondus en des baisers ardents.
Que se ravissent-ils ? Qui, se donnant soi-même,
Tout entier, corps pour corps, s’en va dans ce qu’il aime ?
C’est là le but, pourtant, le prix de tant d’efforts.
À quoi bon ces liens avides, ces transports,
Ces nerfs liquéfiés par l’intime secousse ?
Sans doute, le désir pour un moment s’émousse
Après l’éruption de l’amoureux torrent ;
Mais leur accès revient, la rage les reprend
D’avoir enfin pour eux l’objet qui les possède.
C’est un ulcère sourd, un poison sans remède,
Qui les mine et les ronge en des tourments sans fin.
Puis c’est l’épuisement, les affres de la faim,
(...)
C’est en vain. Le serpent est caché sous les fleurs.
La source de la joie est la source des pleurs !
On ne sait quoi d’amer, du milieu des délices,
Monte et serre le cœur : remords poignant des vices
Et du bel âge oisif au devoir dérobé ;
Quelque mot ambigu de ses lèvres tombé
Qui, feu vivant, s’attache à l’âme et la pénètre ;
Regard tendre jeté vers un rival peut-être,
Ou sourire furtif au passage surpris.
L’amour le plus heureux comporte ces périls.
S’agit-il des amours ingrats et misérables ?
Il suffit, pour en voir les douleurs innombrables,
D’ouvrir les yeux. Crois-moi, veille, suis mes conseils,
Et soustrais-toi d’avance à des pièges pareils.
Évitons les filets que l’amour peut nous tendre ;
Moins sûr est d’en sortir quand on s’est laissé prendre
Et de rompre le nœud que Vénus a tissé.
Cependant, même pris, l’imprudent enlacé
Dans les funestes rets peut les fuir, si lui-même
Ne s’oppose à sa fuite et, dans celle qu’il aime,
N’absout pas, égaré par d’aveugles transports,
Les taches de l’esprit et les défauts du corps.
Lucrèce, De la nature des choses, 1er siècle av.JC, traduction Lefèvre
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