samedi 20 juin 2015

Plus fort que tout besoin :





Il restait pendant des heures comme paralysé, secouant la tête comme une bouteille peut-être vide, scandant avec les baguettes une mélopée amer et basse, et plus fort que tout besoin de femme ou même de maîtresse, dut-elle être Yang Kuei-Fu elle-même, était le besoin d'un esprit à coté duquel coucher le sien, sur le dur oreiller du mystère. Le milieu oriental était sans doute pour quelque chose dans cette aberration. Le sirop ly-chee, dont il avait pris trois portions, élaborait toujours son arôme sans nom, musique de luth au crépuscule derrière son chagrin.

Dans une chambre d'hôtel (qui doit rester anonyme) à Dublin, Mademoiselle Counihan, assise sur les genoux de Wylie, lui donnait des baisers belon, ou plutôt les lui rendait au mieux de son inexpérience. Wylie n'embrassait pas souvent (sur les lèvres), mais quand il le faisait il le faisait à fond. Ce n'était pas une de ces lugubres personnes qui insistent pour que le battant soit enlevé de la cloche de la passion. Non. Un baiser administré par Wylie ressemblait à une ronde sonore tenue, dans une longue phrase amoureuse, pendant une demi-page de trémolos pianotés en sourdine. Mademoiselle Counihan n'avait jamais rien senti d'aussi délicieux que cette osmose au ralenti de la salive d'amour.
Les termes du passage ci-dessus furent choisis avec soin, lors de la rédaction en anglo-irlandais, afin de corrompre le lecteur cultivé.
Samuel Beckett, Murphy, 1965