Jérome Dupré la Tour - KiN - 2013 |
J’ai déchiré tout mai et juin, dit Susan, et vingt jours de juillet. Je les ai déchirés, roulés en boule, pour qu’ils n’existent plus, à l’exception d’une lourdeur qui reste en moi. C’étaient des jours mutilés comme des phalènes aux ailes rognées, incapables de voler. Il ne reste que huit jours. Dans huit jours, je descendrai du train, je serai sur le quai à six heures vingt-cinq. Je déroulerai ma liberté et toutes les restrictions qui froissent et plissent - temps, ordre et discipline, être ici ou là à l’heure précise - exploseront. Le jour jaillira quand, en ouvrant la porte du wagon, je verrai mon père avec ses guêtres, son vieux chapeau. Je tremblerai. J’éclaterai en sanglots. Le lendemain je me lèverai à l’aurore. Je sortirai par la porte de la cuisine. Je marcherai dans la lande. Les grands chevaux des cavaliers fantômes tonneront derrière moi et s’arrêteront soudain. Je verrai l’hirondelle raser l’herbe. Je me jetterai au bord de la rivière et je regarderai le poisson plonger et reparaître dans les roseaux. J’aurai les paumes des mains marquées par les aiguilles de pin. Je déferai, j’ôterai ce qui s’est formé ; la dureté d’ici. Car quelque chose a grandi en moi, au fil des hivers et des étés, sur les escaliers, dans les chambres. Je ne veux pas être admirée comme Jinny. Lorsque j’arrive, je ne veux pas que les gens lèvent les yeux avec admiration. Je veux donner, et qu’on me donne, je veux la solitude, découvrir ce que j’ai.
Virginia Woolf, Les Vagues, 1931