dimanche 16 juin 2013

Prévenir le danger :



Brad Templeton - 2002 - Barrages des Trois-Gorges - Chine                                                                              : + :


Cela me confirme dans ma résolution de m’en tenir désormais uniquement à la nature : elle seule est d’une richesse inépuisable ; elle seule fait les grands artistes. Il y a beaucoup à dire en faveur des règles, comme à la louange des lois de la société. Un homme qui observe les règles ne produira jamais rien d’absurde ou d’absolument mauvais ; de même que celui qui se laissera guider par les lois et les bienséances ne deviendra jamais un voisin insupportable ni un insigne malfaiteur. Mais, en revanche, toute règle, quoi qu’on en dise, étouffera le vrai sentiment de la nature et sa véritable expression. "Cela est trop fort ! t’écries-tu ; la règle ne fait que limiter, qu’élaguer les branches gourmandes." Mon ami, veux-tu que je te fasse une comparaison ? Il en est de ceci comme de l’amour. Un jeune homme se passionne pour une belle ; il coule près d’elle toutes les heures de la journée, et prodigue toutes ses facultés, tout ce qu’il possède, pour lui prouver sans cesse qu’il s’est donné entièrement à elle. Survient quelque bon bourgeois, quelque homme en place, qui lui dit : "Mon jeune monsieur, aimer est de l’homme, seulement vous devez aimer comme il sied à un homme. Réglez bien l’emploi de vos instants ; consacrez-en une partie à votre travail et les heures de loisir à votre maîtresse. Consultez l’état de votre fortune : sur votre superflu, je ne vous défends pas de faire à votre amie quelques petits présents ; mais pas trop souvent ; tout au plus le jour de sa fête, l’anniversaire de sa naissance, etc." Notre jeune homme, s’il suit ces conseils, deviendra fort utilisable, et tout prince fera bien de l’employer dans sa chancellerie ; mais c’en est fait alors de son amour, et, s’il est artiste, adieu son talent. Ô mes amis ! pourquoi le torrent du génie déborde-t-il si rarement ? Pourquoi si rarement soulève-t-il les flots et vient-il bouleverser vos âmes saisies d’étonnement ? Mes chers amis, c’est que là-bas sur les deux rives habitent des hommes graves et réfléchis, dont les maisonnettes, les petits bosquets, les planches de tulipes et les potagers seraient inondés ; et à force d’opposer des digues au torrent et de lui faire des saignées, ils savent prévenir le danger qui les menace.
Johann Wolfgang von Goethe, Les Souffrance du jeune Werther, 1774, traduit de l'allemand par Bernard Groethuysen

Yang Yi - Uprooted - 2007                                                                                                                                      : + :