vendredi 14 décembre 2012

Retour à la littérature :

: + :




Pourquoi vous ai-je invité à entrer ici, d'ailleurs ? Pourquoi vous ai-je laissé fourré le nez dans mes bouquins et mes photos et ma vaisselle sale et ma baignoire souillée ? Ce doit être que mon sens de l'identité est en train de m'échapper. L'isolement m'étouffe. Les fenêtres sont closes, mais au moins j'ai entrouvert la porte. J'ai besoin que vous consolidiez mon emprise sur la réalité en contemplant ma vie, en en incorporant des parties à votre propre expérience, en vous apercevant que je suis réel, que j'existe, que je souffre, que j'ai un passé, sinon un avenir. Afin que vous puissiez vous en aller d'ici en disant : Oui, je connais David Selig, je le connais même très bien.
(...)

 




Là, ce sont ses livres, accumulés depuis l'âge de dix ans, qu'il trimbale avec amour d'un déménagement à l'autre. Les strates archéologiques de ses lectures sont faciles à isoler et à examiner. Jules Verne, H. G. Wells, Mark Twain, Daschiell Hammett au fond. Sabatini. Kipling. Sir Walter Scott. Van Loon, L'histoire de l'humanité, Verrill, Les Grands Conquérents de L'Amérique Centrale et de l'Amérique du Sud. Lectures du petit garçon sage, sérieux, réservé. Soudain, avec l'adolescence, un saut quantique : Orwell, Fitzgerald, Hemingway, Hardy, le Faulkner le plus accessible. Voyez ses paperbacks introuvables des années 40 et 50 dans des formats de toutes sortes, avec des couvertures de plastique laminé ! Voyez ce que vous pouviez acheter alors avec 25 cents ! Voyez les couvertures lascives, les caractères agressifs ! Ces livres de science-fiction datent de la même époque. Je les gobais tout crus, espérant trouver quelques indices sur la nature de mon pauvre moi disloqué dans les univers fantastiques de Bradbury, Heinlein, Asimov, Sturgeon, Clarke, Tenez, voici Odd John, de Stapledon, et Hampdenshire Wonder de beresford ; et là, un livre qui s'appelle Outsiders : Childrens of Wonder, rempli d'histoires de supermouflets aux pouvoirs délirants. J'ai souligné des tas de passages dans ce dernier bouquin, en général à des endroits où je n'étais pas d'accord avec l'auteur. Outsiders ? Ces écrivains avaient beau être doués, c'étaient eux les outsiders, à vouloir imaginer des pouvoirs qu'ils n'avaient jamais eus. Et moi, qui voyais les choses d'en dedans, moi le juvénile détrousseur d'âmes (le livre est daté de 1954), j'aurais eu un mot ou deux à leur dire. Ils mettaient toute l'emphase sur l'angoisse d'être supranormal, et oubliaient l'extase. Bien que, si je me penche aujourd'hui sur le problème extase / angoisse, je sois bien obligé d'admettre qu'ils n'avaient pas tellement tort.
Remarquez comme les lectures de Selig deviennent plus aériennes à mesure que nous approchons des années d'université. Joyce. Proust. Mann. Eliot. Pound, la vieille hiérarchie d'avant-garde. Et la période française : Zola, Balzac, Montaigne, Céline, Rimbaud, Beaudelaire, Le gros pavé de Dostoïevski occupe la moitié d'un rayon. Lawrence, Woolf. la période mystique : saint Augustin, saint Thomas d'Aquin, le Tao-tö-king, les Upanishad, le Bhagavad-Gita. La période psychologique Freud, Jung, Adler, Reich, Reik. La période philosophique. La période marxiste. Tous ces Koestler. Retour à la littérature : Conrad, Forster, Beckett. On approche de la fracture des années 60 : Bellow, Pynchon, Malamud, Mailer, Burroughs, Barth. Catch-22 et The Politics of experience. Eh oui, mesdames et messieurs, vous êtes en présence d'un fin lettré !
Robert Silverberg, l'oreille interne, 1972, traduit de l'américain par Guy Abadia,
: + :