dimanche 13 mai 2012

Elles augmentent en harmonie :

Hirotoshi Itoh - ici


SOCRATE
Il me suffit de poursuivre cette espèce de raisonnement de rêverie que je te faisais tout à l’heure.
Nous avons dit, — ou à peu près dit, — que toutes les choses visibles procèdent de trois modes de génération, ou de production qui, d’ailleurs, se mêlent et se pénètrent.. Les unes font principalement paraître le hasard, comme on le voit par les débris d’une roche, ou par un paysage, non choisi, peuplé de plantes çà et là poussées. Les autres, — comme la plante elle-même, ou l’animal, ou le morceau de sel, dont les facettes pourprées s’agglomèrent mystérieusement, font concevoir un accroissement simultané, sûr et aveugle, dans une durée où ils semblent contenus en puissance. On dirait que ce que ces choses seront attendent ce qu’elles furent ; et aussi qu’elles augmentent en harmonie avec les autres choses environnantes... Il y a, enfin, les œuvres de l’homme, qui traversent, en quelque sorte, cette nature et ce hasard ; les utilisant, mais les violant, et en étant violées selon ce que nous avons dit, il y a un instant.
Or, l’arbre ne construit ses branches ni ses feuilles ; ni le coq son bec et ses plumes. Mais l’arbre et toutes ses parties ; et le coq, et toutes les siennes, sont construits par les principes eux-mêmes, non séparés de la construction. Ce qui fait, ce qui est fait, sont indivisibles ; et il en est ainsi de tous les corps vivants, ou quasi vivants, comme les cristaux. Ce ne sont pas des actes qui les engendrent ; et on ne peut expliquer leur génération par aucune combinaison d’actes, car les actes supposent déjà les vivants. On ne peut dire, non plus, qu’ils soient spontanés, — ce mot est un simple aveu d’impuissance...
Nous savons, d’ailleurs, que mille choses sont nécessaires dans le voisinage de ces êtres, pour qu’ils soient. Ils dépendent de toutes choses, quoique l’action de toutes choses semble, à soi seule, incapable de les créer.
Mais quant aux objets faits par l’homme, ils sont dus aux actes d’une pensée.
Les principes sont séparés de la construction, et comme imposés à la matière par un tyran étranger qui les lui communique par des actes. La nature, dans son travail, ne distingue pas les détails de l’ensemble ; mais pousse à la fois de toutes parts, s’enchaînant à elle-même, sans essais, sans retours, sans modèles, sans visée particulière, sans réserves ; elle ne divise pas un projet de son exécution ; elle ne va jamais directement et sans égard aux obstacles ; mais elle se compose avec eux, les mélange à son mouvement, les tourne ou les emploie ; comme si le chemin qu’elle prend, la chose qui emprunte ce chemin, le temps dépensé à le parcourir, les difficultés même qu’il oppose, étaient d’une même substance. Si un homme agite son bras, on distingue ce bras de son geste, et l’on conçoit entre le geste et le bras une relation purement possible. Mais, du côté de la nature, ce geste du bras et le bras même ne se peuvent séparer...

 Paul Valéry, Eupalinos ou l’Architecte,1921, ici.

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Benjamin Wimmer - 2046 by Wong Kar-Wai - ici.