vendredi 17 février 2012

Des oiseaux étonnants :

" Je ne peux pas expliquer comment il se fait que leurs nerfs oscillent de telle sorte que le son, ou à proprement parler le caquètement qu’ils émettent, puisse exactement correspondre aux oscillations des sons des mots humains, dont les phrases apprises de mémoire se composent : si je ne peux donc me déclarer plus en détail sur la technique de la chose, selon moi absolument insaisissable pour tout entendement humain, je suppose néanmoins qu’il s’agit-là d’effets hautement sensuels et supranaturels. Toutefois, je sais précisément, par une expérience de plusieurs années, que tant que ces oiseaux étonnants sont occupés à travailler au caquetage des phrases inculquées (apprises de mémoire), leurs nerfs, probablement par un effet induit, sont rendus insensibles aux voluptés d’âme ainsi qu’aux impressions oculaires, tout comme d’ailleurs à tout sentiment qu’ils devraient éprouver en entrant dans mon corps, et ce, comme si en quelque sorte ils venaient à moi les yeux bandés et ponctuellement privés de toute capacité perceptive. C’est là le fin mot de l’histoire et voilà également pourquoi, au cours des années - et conformément au principe de croissance de la volupté d’âme - la vitesse de débit des phrases apprises de mémoire s’est de plus en plus ralentie : l’action destructrice du poison de cadavre porté par les voix qui me pénètrent devait être maintenue aussi longtemps que possible. Toutefois, un autre phénomène très particulier - et dont la conséquence en termes de dommages provoqués par les susdites voix ou rayons en question sur mon corps est de prime importance - devait désormais voir le jour.


Jean Jacques Audubon - blue Jay

Comme je l’ai déjà dit, les oiseaux étonnants ne comprennent pas le sens des mots qu’ils disent ; toutefois, il semble qu’ils soient naturellement ultra réceptifs aux sons en tant que sons. Car tandis qu’ils sont encore occupés à travailler au caquetage des phrases apprises de mémoire, aussitôt que ces oiseaux étonnants entendent des sons qui ressemblent de près ou de loin à ceux des mots qu’ils sont en train de prononcer (décharger), soit exactement le même son ou des sons qui sont approximativement les mêmes, et peu importe si ces oscillations proviennent soit de mes propres nerfs (mes pensées) soit du bavardage qui se tient dans mes environs, hé bien cela produit apparemment chez eux une conséquence pour le moins surprenante laquelle est d’être littéralement aspiré par cette similitude de son et de tomber ainsi dans un état de surprise tel qu’ils en oublient le reste des phrases qu’ils doivent encore caqueter et acceptent subitement d’éprouver un sentiment véritable.

Encore une fois, la similitude sonore n’a pas nécessairement besoin d’être totale ; il suffit - puisque justement les oiseaux ne comprennent pas le sens des mots - qu’ils entendent retentir des sons semblables à ceux qu’ils parlent ; leur importe donc peu, si par exemple - voyons quelques exemples - on énonce :
- “Santiague” ou “Carthage”
- “Chinoiserie” ou “Jésus-Christ”
- “Abendroth” ou “Athemnoth”
- “Ariman” ou “Ackerman”
- “Presse-papiers” ou “Monsieur, vos-papiers !” 
- etc., etc..."
D. P. Schreber