jeudi 12 juin 2014

Souvent que bruit :





« Ne suppose jamais aucune pensée dans ton semblable », disait un sage qui aimait le paradoxe. Il voulait dire : « Ne suppose jamais en lui la pensée qui devrait être en toi si tu disais ce qu’il dit. » la passion explique assez les discours les plus insensés, et aussi ceux où l’on découvre une apparence de raison. Comme la machine de notre corps est capable de trembler, de courir ou de frapper sans permission, dès que l’émotion, si bien nommée, court parmi les muscles, ainsi elle peut crier, et même former des discours selon les plis de la mémoire, et sans aucune intention. Un ivrogne, en ses jurons, ne pense nullement à dieu ni à diable. Dans les propos d’un bavard, presque tout est fait, en quelque sorte, à la machine ; et, même dans les discours étudiés, il y a une partie de remplissage, qui fut peut-être méditée, mais qui ne l’est point maintenant. En somme, discours ne sont souvent que bruit. Comme la charrue fait son bruit de ferraille, comme l’épée fait son cliquetis, le vent son sifflement et la porte son grincement, ainsi un homme agité fait un bruit de discours. Je plains celui qui essaie de comprendre ; encore plus celui qui croit comprendre. Il n’y a rien à comprendre. Attention. Dans un discours humain, animé, coloré, chantant, il y a à comprendre de belles choses souvent. La beauté est un signe qui ne trompe guère, parce qu’elle annonce un corps équilibré et des passions réglées ; c’est pourquoi on dit bien qu’un bon chanteur chante juste. C’est pourquoi aussi je fais crédit au poète, ce qui veut dire que je l’interprète toujours pour le mieux, que toujours j’y suppose la pensée la plus belle, la plus humaine, la plus parfaite à mes yeux, qui puisse s’ accorder avec les paroles. C’est là ce qu’on appelle écouter. De même, quand j’écoute le géomètre, j’attends sa belle preuve d’après l’appât de ses premières preuves, faciles ; si je ne la découvre pas, je penserais plutôt que c’est moi qui ne sait pas comprendre, comme s’il parlait chinois. Mais une femme en colère, à quoi bon l’écouter ? Je vois bien vite que c’est du chinois absolument ; je n’y comprendrais rien de grand, rien de beau, rien d’humain, aucune pensée, enfin, pour tout dire. J’entends, je n’écoute pas. Je dis une femme en colère ; en cela je ne suis pas juste ; un homme en colère n’offre pas un texte plus clair. Quand un homme jure après ses bottes, ou après son bouton de col, ce discours ne vaut pas qu’on l’écoute. Ce qui est juste à dire, c’est que la femme en colère a peut-être plus de volubilité ; elle est insensée plus ingénument. Peut-être aussi n’a-t-elle pas en réserve cette force explosive qui brise les discours ; ils passent donc en long morceaux comme des bois flottants. C’est pourquoi l’auditeur naïf est plus tenté de retenir ce texte intarissable, de le noter, de le traduire en idées. Il est mieux trompé que par un juron. Un charretier accumule les jurons ; une femme fait des reproches ; ce n’est toujours que du bruit. Parce qu’un piano est fait pour qu’on y joue de la musique, il serait fou de croire que tous ceux qui y poseront les mains joueront bien. Le langage humain est comme un piano ; si vous le faites sonner à coups de poing, il n’en sortira aucune combinaison qui mérite d’être retenue. Réellement, ce que je dis par humeur, dans le premier mouvement, dans l’impatience, dans la surprise, n’a jamais aucun sens pour moi ; que ce soit du chinois pour vous, c’est le mieux. Et si vous essayez de comprendre quelque chose, dans ce bruit que je fais au premier moment, vous n’êtes pas bon, vous n’êtes même pas juste. Que l’homme apprenne à écouter l’homme.
Alain, Propos, 6 novembre 1913



mardi 10 juin 2014

Le bonheur d'être :


Nastya Kaletkina                                                                                                : + :


(...) et dans cette correspondance je ne choisissais pas les phrases qui eussent pu, me semblait-il la persuader, je cherchais seulement à frayer le lit le plus doux au ruissellement de mes pleurs. Car le regret comme le désir ne cherche pas à s'analyser, mais à se satisfaire ; quand on commence d'aimer, on passe le temps non à savoir ce qu'est son amour, mais à préparer les possibilités des rendez-vous du lendemain. Quand on renonce, on cherche non à connaître son chagrin, mais à offrir de lui à celle qui le cause l'expression qui nous paraît la plus tendre. On dit les choses qu'on éprouve le besoin de dire et que l'autre ne comprendra pas, on ne parle que pour soi-même. J'écrivais : « J'avais cru que ce ne serait pas possible. Hélas, je vois que ce n'est pas si difficile. » Je disais aussi : « je ne vous verrai probablement plus », je le disais en continuant à me garder d'une froideur qu'elle eût pu croire affectée, et ces mots, en les écrivant, me faisaient pleurer parce que je sentais qu'ils exprimaient non ce que j'aurais voulu croire, mais ce qui arriverait en réalité. Car à la prochaine demande de rendez-vous qu'elle me ferait adresser, j'aurais encore comme cette fois le courage de ne pas céder et, de refus en refus, j'arriverais peu à peu au moment où à force de ne plus l'avoir vue je ne désirerais pas la voir. Je pleurais mais je trouvais le courage, je connaissais la douceur, de sacrifier le bonheur d'être auprès d'elle à la possibilité de lui paraître agréable un jour, un jour où, hélas ! lui paraître agréable me serait indifférent. L'hypothèse même, pourtant si peu vraisemblable, qu'en ce moment, comme elle l'avait prétendu pendant la dernière visite que je lui avais faite, elle m'aimât, que ce que je prenais pour l'ennui qu'on éprouve auprès de quelqu'un dont on est las, ne fut dû qu'à une susceptibilité jalouse, à une feinte d'indifférence analogue à la mienne, ne faisait que rendre ma résolution moins cruelle. Il me semblait alors que dans quelques années, après que nous nous serions oubliés l'un l'autre, quand je pourrais rétrospectivement lui dire que cette lettre qu'en ce moment j'étais en train de lui écrire n'avait été nullement sincère, elle me répondrait : « Comment, vous, vous m'aimiez ? Si vous saviez comme je l'attendais, cette lettre, comme j'espérais un rendez-vous, comme elle me fit pleurer. » La pensée, pendant que je lui écrivais, aussitôt rentré de chez sa mère, que j'étais peut-être en train de consommer précisément ce malentendu-là, cette pensée par sa tristesse même, par le plaisir d'imaginer que j'étais aimé de Gilberte, me poussait à continuer ma lettre.
Marcel Proust, A la recherche du temps perdu




lundi 9 juin 2014

Beaucoup d'affection :


Scott C. - The last thing I need is another picture of me looking like a porcelain doll.                              : + :

JE CONNAIS GENS DE TOUTES SORTES
 
(1) Votre site Folk & Dreams a été refusé dans la catégorie blogs. Il ne correspond pas aux critères d'acceptation dans notre annuaire (2) Nous avons bien reçu votre manuscrit. Il a été confié à deux lecteurs dont les rapports, hélas, ne vous sont pas favorables (3) Je te remercie de ton attention cependant cela reste pour moi une relation professionnelle (4) Je n'ai rien contre vous mais je ne souhaiterais pas être associée à ce genre de thématique (5) Je me mettrai au bout de ma rue pour que tu puisses me voir (6) Depuis que je vous lis, je n'ai plus aucun désir pour mon mari (7) Je suis arrêté par ton style, puis-je te connaître ? (8) Tu nous as donné énormément de plaisir, mon apôtre (9) Y aurait-il une chance sur mille qu'on pût, enfin, s'exprimer de façon convaincante ? (10) Puis-je aimer les formes des filles au lieu de lécher des étiquettes ? (11) J'ai beaucoup d'affection pour ta queue
Fernand Chocapic, Folk and dreams,
: + :


Scott C - The Five Points Experience - Scorsese Week Finale




dimanche 8 juin 2014

Une pensée douée de sensibilité :

 
© Ai Weiwei  - Laisser tomber une urne de la dynastie des Han -1995                                                                            : + :


Le monde appartient à ceux qui ne ressentent rien. La condition essentielle pour être un homme pratique, c'est l'absence de sensibilité. La qualité principale, dans la conduite de la vie, est celle qui mène à l'action, c'est-à-dire la volonté. Or, il est deux choses qui entravent l'action : la sensibilité et la pensée analytique, qui n'est elle-même rien d'autre, en fin de compte, qu'une pensée douée de sensibilité. Toute action, par nature, est la projection de notre personnalité sur le monde extérieur, et comme celui-ci est constitué, pour sa plus grande partie, d'êtres humains, il s'ensuit que cette projection de notre personnalité revient, pour l'essentiel, à nous mettre en travers du chemin de quelqu'un d'autre, à gêner, blesser, et écraser les autres, par notre façon d'agir.

Pour agir, il faut donc que nous ne puissions pas nous représenter aisément la personnalité des autres, leurs joies ou leurs souffrances. Si l'on sympathise, on s'arrête net. L'homme d'action considère le monde extérieur comme formé exclusivement de matière inerte - soit inerte en elle-même, comme une pierre sur laquelle il passe, ou qu'il écarte de son chemin ; soit inerte comme un être humain qui, n'ayant pas su lui résister, peut être un homme tout aussi bien qu'une pierre, car il le traite de la même façon : il l'écarte du pied, ou il lui passe dessus.
Fernando Pessoa, Le livre de l'intranquillité, 17 janvier 1932
 


 

samedi 7 juin 2014

Le poème lui-même :


Giuseppe La Spada - Underwater                                                                                                                     : + :

Ein Gedicht ist eine Voraussagung.
Das Gedicht ist ein Varum. Des Dichter ordnet die Sprache in kurzen Sätzen.
Was über ist, ist das gedicht selber. 

Un poème est une prédiction
Le poème est un Pourquoi. Le poète ordonne la langue en phrases courtes.
Le reste, c'est le poème lui-même.

Ernst Herbeck
: + :

Sicily
   

vendredi 6 juin 2014

Une envie extrêmement puissante :

 
Michael Wolf - architecture of density                                                                               : + :


Venez en masse, franchement. Venez. Ce texte est uniquement écrit pour vous dire de venir de toute façon, pour vous inciter, pour être incitatif, pour produire une envie extrêmement puissante en vous et en particulier dans votre cerveau. Donc autant vous le dire tout de suite?: la meilleure pièce de la saison, c’est nous. Tout simplement parce que c’est vous. Parce que c’est vous qui venez. Vous comprenez?? D’ailleurs, ce n’est pas vraiment une pièce, ce truc. C’est une rencontre. Donc voilà, venez. Nous sommes heureux de vous rencontrer.
Thibaud Croisy, Rencontre avec le public



Tansparent city
 

jeudi 5 juin 2014

Des chiens qui parlent :


Le Renne blanc - 1952 - Erik Blomberg


La marque du collier

Nous sommes
des chiens qui parlent
truffes plantées
dans le cul des étoiles
éperdument perdus
de n’avoir pas de maître.







Jouer à s'ensevelir
sous le sable
les feuilles mortes
la peur

Juste après la pluie, Thomas Vinau
: +

mercredi 4 juin 2014

Le niveau de sensibilité :


Tomas van Houtryve - Borderline North Korea                                                                                                                    : + :


Environ un million d'années entre les premiers mots, les premiers outils et les premières villes. Quelques milliers d'années entre les premières communautés et l'état de nation. Un ou deux millénaires entre la naissance de la science et la révolution industrielle. Environ un siècle entre le premier moyen transport mécanisé primitif et l'avion, et environ soixante ans plus tard des hommes sur la Lune. Des hommes qui, au sens biologique, ont a peine plus évolué que les habitants des premières colonies humaines parvenues à maîtriser le feu. Et qui maintenant, pour le meilleur ou pour le pire, tiennent la puissance nucléaire entre leurs petites mains fébriles.

(...)

Un synthétiseur d'ADN existe déjà. Des projets pour dessiner la carte du gènôme humain complet commencent à prendre tournure. Dans quelques années, si ce n'est déjà possible, nous serons capables de synthétiser des virus simples à partir de produits chimiques aisément accessibles. Dans dix ou vingt ans, nous pourrons faire la même chose avec la vie humaine. Et avant cela, nous aurons la capacité de créer des Intelligences Artificielles dont la conscience dépasse la nôtre. En même temps croîtra notre habileté à nous emparer de tout ce qui est au dessus de nous, au delà des limites de notre planète natale, à coloniser d'autres mondes, à les « terraformer » à créer de nouveaux habitats artificiels dans l'espace. Le processus d'évolution qui a commencé avec le Big Bang a produit une race d'êtres conscients dont les pouvoirs transformationnels dépassent ceux du processus d'évolution lui-même.

(...)

Aussi, en fin de compte, l'étape suivante de notre évolution, celle que nous devons franchir si nous voulons traverser la Crise de Transformation qui est la conséquence de ce qui s'est passé auparavant, n'est de nature ni biologique, ni scientifique, ni technologique, ni même politique. Nous devons atteindre le niveau de sensibilité morale et de conscience spirituelle indispensable pour parvenir à la viabilité à long terme de notre espèce. Il ne s'agit pas d'un vœu pieux désinvolte, mais l'impératif dur et froid de notre évolution. Toute espèce incapable de l'atteindre se détruira tôt ou tard en même temps que sa biosphère. Celles qui l'atteindront survivront. Il n'y aura pas d'autres survivants.

Norman Spinrad


Blue sky days